Illustration Maxime Dujardin |
Tu es assise sur la pierre tombale depuis au moins deux heures. Tu as chaud, tu transpires, la sueur ravine. Ça colle sous ton nombril. La dentelle du jupon s'est tire-bouchonnée entre tes plis de gras.
Gabrielle va être furieuse. Parce que tu as pris la robe sans la lui demander. Parce que les auréoles sous tes bras, ta poitrine, vont tout dégueulasser. Parce que quand tu te déshabilleras, le tissu sera chiffonné.
Elle va gueuler, c'est sûr, peut-être même qu'elle cognera. Les cris parfois ne suffisent pas.
Tu t’en fous. Tu as mis la robe jaune de Gabrielle : celle à fines bretelles, avec un biais de satin sur l'encolure et l'ourlet. La robe que votre tante lui a donnée. À elle, Gabrielle, parce qu'elle a toujours été la préférée. Et que tu n'es que l’autre, la grosse.
La robe te serre la taille ; tu n'as pas réussi à remonter complètement la fermeture éclair. À chaque mouvement, la tête métallique te gratte. Tu as même senti l'étoffe craquer, quand tu as écarté le tissu de tes fesses pour t'asseoir.
Mais la robe est jolie, et toi aussi. Alors oui, c'est sûr, ça va être ta fête...
Comme l'étoffe a tendance à remonter, tu tires régulièrement sur le jupon pour couvrir tes genoux. Tu n'as pas envie qu'il les voit quand il va arriver : ils sont noirs et cagneux. Gabrielle a pris l'habitude de t'appeler "gros-cul-grosses-pattes". Et s'il y a du monde à la maison, elle imite la démarche d’un canard en cancanant. Votre mère rit. Cette andouille rit aussi. Elle ne se rend même pas compte, que sa bouche ressemble au cul d'une poule quand elle fait ces bruits là.
Mais tout cela n'a aucune importance, car ce n'est pas toi qui es aujourd'hui coincée à la maison. Ce n'est pas toi qui te tiens stupide derrière les barreaux de la cour, à faire semblant de ne pas voir les garçons. Ce n'est pas toi qui es plantée comme une idiote, seule, avec des airs méprisants de mamzelle sous le bras. Aujourd’hui « Gros-cul-grosses-pattes » a mis une robe jaune comme le soleil, s'est parfumée, maquillée, pour attendre un homme.
Tu as faim. Cela fait deux heures que tu es là. Tu sens que le noir, que tu as mis sur tes yeux, bave un peu. Ça picote, tu te retiens pour ne pas frotter. Tu ne peux même pas voir à quoi ressemble ton visage ; tu n'as pas de miroir. Tu n'as pas de sac non plus. Tu es venue les mains vides.
Il t'avait dit appuyé contre les barreaux, "tu feras tout ce que je dirai ?", tu avais répondu "oui". Et tu avais couru, comme promis, avant midi, au cimetière.
Tu penses aux deux pizzas, que ta mère et Gabrielle ont acheté la veille au Lidl, tu salives. Ça mouille de partout sur ton corps. À cause du soleil, de ton ventre qui gargouille, et de lui.
Tu t'es assise sur une pierre, en face de l'entrée nord, te contentant de cuire sans broncher, parce que ça tape fort et depuis longtemps sur ta tête. Tu sens à peine l'odeur de la mer, tant tu es anesthésiée par l'attente et l'air qui tremble devant tes yeux éblouis.
Tu attends. Tu entends. Le bruit des vagues. Le grondement des voitures qui passent de l'autre côté. Le cri des oiseaux sur les parois de la grotte des Premiers français.
Et puis aussi un rire... non deux... non trois. Trois rires lourds et mâles, qui sautent le muret pour foncer s'ébrouer dans le jaune de ta robe.
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