Couverture de Datacenter. Photo de Yentel Sanstitre |
« Je comprends le point de vue de certains qui m'invitent à écrire moins incisif afin de toucher un lectorat plus large, mais c'est un peu comme remplacer la lame d'une guillotine par une feuille de bananier, ça n'aurait plus de sens. Je n'ai pas à m'adapter à la sensibilité fragile de la plupart des lecteurs autrement je dresserais face au flux de mots qui dévalent de ma psyché un barrage de techniques narratives qui assécheraient le torrent. »
Hier sur l’une de ses pages Facebook, Léonel Houssam répondait ainsi à ceux qui lui indiquent quoi faire de son écriture pour gagner plus de lecteurs. Ceux-là n’ont rien compris. Léonel Houssam – ou ses autres avatars, disparus – n’écrit pas sous la dictée, il ne s’embarrasse pas du goût du plus grand nombre, il le vomit justement. On n’entre pas dans un de ses livres comme dans n’importe quel autre, c’est aussi cela qui en fait un auteur à part, c’est ce qui est attirant pour les lecteurs qui le suivent depuis le début, ou du moins depuis longtemps.
Son dernier livre Datacenter est un récit fictionnel illustré des photographies de Yentel Sanstitre, artiste d’origine suisse. Que ce soit un choix de l’éditeur (les éditions du Pont de l’Europe) ou de l’auteur lui-même, toutes les photos sont placées au début du livre et servent de préface au récit qui suit. Elles nous présentent l’auteur, que la photographe met en valeur, sur fond de paysages urbains, littoraux, des objets parfois déroutants (un sac rempli d’eau, un zèbre empaillé, une seringue) et c’est à travers ces différentes vues que nous entrons dans l’univers gris et froid, déshumanisé du récit.
Centré autour d’un personnage principal, Glam Del Rossi, le récit est en réalité un long monologue entrecoupé de quelques passages descriptifs et d’interventions des rares personnages secondaires. Del Rossi pourrait sans doute être l’un des avatars de l’auteur/narrateur et il est rassurant de se dire que Léonel Houssam a écrit ce texte plutôt que d’en accomplir les faits lui-même. Ce monologue est un flot de parole que seul le découpage en différents chapitres apaise succinctement.
Le propos de Glam Del Rossi : la ville, le pays (la France) et la société contemporaine sont les ramifications d’un seul et même monstre : le datacenter ou centre de données. Depuis plus d’une décennie, nous ne sommes pas dupes, toutes nos vies d’utilisateurs d’internet et des objets dits connectés sont aspirées et classées par les services de renseignement ou les corporations de différents pays à des fins de sécurité ou plus fréquemment commerciales. Nous ne sommes plus in incognito parce que nous le voulons bien et que nous valons notre pesant d’or pour ces gens-là.
Datacenter nous plonge dans les miasmes de la société moderne : consommation à outrance, déshumanisation irrévocable, noirceurs des esprits rendus mous, impassibilité des gens, surenchère de la violence… La violence de ce récit – il y en a – est là non pas pour être seulement mais bien pour dire, ou sous-entendre, que nous y sommes contraints – à la fois victimes et bourreaux – dans nos rapports à l’autre, dans nos parcours respectifs, de la naissance à la mort.
Lire les romans de Léonel Houssam, et particulièrement Datacenter, c’est accepter, toujours, de se voir dans un miroir, de voir la société sans filtre, sans édulcorant ; accepter que le déclin est là, que l’extinction, dont il s’est fait le témoin et le rapporteur insatiable, est inéluctable et que nous sommes mort-vivants non sans le savoir, mais dans le déni le plus ineffable.
Datacenter de Léonel Houssam. Editions du Pont de l’Europe. 12€
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