Sunday 5 February 2017

Extrait de la nouvelle Butagaz de Samuel


Première publication dans Mauvaise graine 31, février 1999


Le thé me brûle les lèvres. Il est parfumé à la menthe, trop sucré comme je l’aime. Je regarde le bruit dans ce boui-boui miteux, où la musique est orientale et la bouffe dégueulasse. Je sors la langue, je la tire au mec qui m’observe dans le miroir, et je lèche les timbres que je colle sur les enveloppes. Quand ils auront lu ces quelques lignes, ils comprendront.

J’organise mes idées, maintenant, pour désorganiser la vie sociale. Pour que la foule comprenne. Je réussirai, bien sûr. Je vais lui faire mal, à la foule, mal au plaisir, je vais lui faire mal au bonheur, je vais lui faire mal à l’argent et à la réputation. Surtout.

29 mai. J’enfile mes gants chirurgicaux. Je prends du papier, ma machine à écrire Remington modèle 75. Dans ma cave, un bon stock de chlorate, de petites quantités achetées partout en France, genre le gars qui désherbe... Intraçable. Des bouteilles de gaz ? A gogo sur les aiguillages de la SNCF, je n’ai eu qu’à me baisser. Et je frappe. Je revendique, je n’ai rien fait - pour l’instant. Un petit message, pour la Préfecture de Police, Paris. “ Sabotage Terroriste ! ” Le message est un peu creux. On s’en fout, de toutes façons, de la revendication politique léchée. L’important n’est pas qui, vraiment. Le pourquoi à la rigueur.

Je suis obligé de donner une signature au message, la petite info secrète qui ne sera pas révélée par les flics, pour qu’on puisse identifier ce qui viendra...je fais passer la feuille de papier pendant 5 minutes au grill dans mon four à gaz, qu’elle change un peu de couleur...qu’elle annonce de la fumée et des flammes…

29 mai tard, quand les ombres sur les bancs publics semblent préparer des viols de petite fille, quand les nuits sont fraîches et la bouche fume des contrastes thermiques. Un coup de bagnole jusqu’à Sucy-en-Brie, pas près de Paris, pas loin non plus, à droite en bas de la carte. Le bled, endormi. Rien ne bouge, dortoir figé. A la sortie du bled, je trouve un champ. Le genre que j’aime à voir quand je vais m’oxygéner en fumant un oinj hors de Paname. Sombre, un peu boueux, les cultures qui sortent doucement, attendant l’été qui tarde. Les mottes collent aux semelles de mes baskets neuves - trop grandes, pas chères, une copie Nike vendue à la tonne chez Carrefour. Le colosse d’acier, là-bas, encadré par des points rouges. C’est lui la cible, lui le prétexte de cette nuit. 33 kilovolts à déglinguer. Pas compliqué, même si je m’enfonce dans la boue avec mon sac à dos chargé.

En cadence, je marche, dans le tic-tac du réveil accroché à la bouteille de gaz. Dans les gants chirurgicaux, les gouttelettes de transpiration dessinent des motifs gais et changeants. Le petit bricoleur s’approche du pylône. En main, quelques cartes de visite roussies au four, fabriquées à la gare du Nord, et qu’il balance au pied du pylône. On pourrait presque lire la carte, à la lumière lunaire. “ Sabotage ! ”

Au pied du pylône, il reste un instant penché, puis s’en retourne d’un bon pas. La plaine est ensuite calme pendant une quarantaine de minutes. Rien ne bouge que les feuilles des peupliers, en bordure du champ, ondulant de la brise régulière. Alors en un instant une lumière blanche lèche le bas du pylône, volatilisant l’une de ses arêtes. Le géant s’affaisse, doucement, freiné par les câbles, puis se vautre en furie quand les lignes cassent. Jolie pluie d’étincelles. A l’instant ou le bruit atteint Sucy-en- Brie, les radioréveils se sont éteints. A demi réveillés, les habitants tentent d’apercevoir l’heure et sans succès, se noient à nouveau dans la nuit. A cet instant, les pseudo-Nike voguent déjà sans but dans les égouts parisiens.
Peu de remous, le surlendemain. Un entrefilet d’Aujourd’hui, une brève de Libé. “ Un pylône à haute tension situé sur la commune de Sucy-en-Brie a été la cible d’un attentat dans la nuit du 29 mai, qui a causé une coupure de courant importante. Les agents d’EDF n’ont pu rétablir la ligne que tard dans la soirée du 30 mai ; les riverains de Sucy-en-Brie, Bonneuil et Ormesson ont été privés d’électricité toute la journée. Les enquêteurs se refusaient hier à commenter l’incident, mais une source proche de l’enquête soulignait une ressemblance entre le mode opératoire utilisé et celui des attentats de juin 1995 à Paris, et évoquait une possible résurgence d’actions de réseaux islamistes. ”

Je dois pouvoir faire mieux.

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